La prononciation a-t-elle un sens en chinois ?
C’est apparemment une question de non-sens parce que la réponse paraît si simple et évidente. Cette certitude va de pair avec les langues alphabétiques dont l’écriture et la prononciation sont unifiées et codées avec les même lettres de l’alphabet : on prononce comme on écrit, ou presque. C’est le cas pour le français. Mais il en va tout autrement pour le chinois.
C'est un secret pour personne, ou presque, que l'écriture et la prononciation en chinois sont strictement séparées : on n'écrit pas comme on prononce et l'inverse est encore plus vrai.
Mais un mirage peut se produire sous l'effet d'une intuition. C'est que le chinois peut aussi se pratiquer comme une langue alphabétique. Les preuves sont implacables.
D'abord, les mots chinois sont accompagnés de leur prononciation codifiée en pinyin. Ce dernier emploie l'alphabet latin (法国 prononcé en fǎguó : la France) ! J'aime la France se dit donc en 我爱法国 prononcé en wǒ ài fǎguó. Dans cette petite phrase en pinyin, les mots ont une apparence familière et les espaces placés entre les mots facilitent la lecture de ces derniers, comme en français.
Vient ensuite le fait que le pinyin est toujours préféré à l'écriture chinoise dans tous les médias français dès qu'il s'agit de noms propres. Pour des enfants nés en France et de parents chinois, s'ils ont un prénom en chinois, celui-ci est toujours enregistré en pinyin sur le livret de famille français. Sur tous les passeports chinois, les noms ainsi que les lieux de naissance sont tous écrits en chinois bien sûr et aussi en pinyin. Ce dernier a donc bien une existence officielle. De là à en faire une langue il n'y a plus qu'un pas.
Ce petit pas, insouciant ou en toute connaissance de cause, signifie que la personne s'interdit la lecture et abandonne par la même occasion toutes communications par écrit parce que les Chinois ne lisent pas le pinyin. Ce choix délibéré se justifie parfois avec justesse et de bonnes intentions :
avoir un rudiment linguistique pour agrémenter la vie quotidienne avec un proche sinophone;
disposer d’un vocabulaire basique pour des moments de détente avec des collègues ou partenaires sinophones.
D’autres personnes s’engagent également sur cette langue sans écriture mais avec une ambition plus prononcée, dialoguer avec des clients chinois dans un milieu professionnel par exemple.
Entre toutes ces motivations, l’écriture chinoise est trop consommatrice du temps est un constat commun et le pinyin offre une alternative de toute évidence. Celle-ci s’impose d’autant plus facilement que le pinyin est employé dans des documents officiels chinois ou français, enseigné à l’école en Chine et utilisé par de nombreux Chinois pour écrire sur supports numériques !
Autant la nécessité d’une transcription phonétique en alphabet latin des noms propres chinois sur les documents officiels s’explique facilement, autant l’enseignement du pinyin et son utilisation courante en numérique cachent la vraie nature de cet alphabet réinventé pour la langue chinoise.
L’origine du pinyin d’aujourd’hui remonte au moins au XVIe siècle quand des Jésuites arrivant en Chine commençaient à transcrire phonétiquement l’écriture du chinois à l’aide de l’alphabet latin. A la même époque, il existait déjà depuis plusieurs siècles un système de transcription phonétique chinois, qui utilisait l’écriture chinoise pour indiquer la prononciation. Son défaut principal était son approximation. Ce manque de précision s’avérait facilement réparable avec l’alphabet latin. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, l’empire chinois perdait complètement son éclat impérial face à la puissance occidentale présente dans son territoire. Pour restaurer ce pays en déclin, des réformes avaient été lancées, parmi lesquelles se trouvait l’alphabétisation de la langue chinoise, abandonner l’écriture traditionnelle et la remplacer par une écriture sous forme latine. Ce projet n’a pas abouti. Mais l’alphabet latin est conservé pour marquer la prononciation de l’écriture traditionnelle. Plusieurs formats de transcription ont été élaborés et sont toujours d’actualité dans des pays sinophones. Et le pinyin est l’un parmi eux.
Comme le français, la prononciation chinoise est une suite de syllabes composées chacune d’une consonne et d’une voyelle, par exemple 电脑 prononcé en diànnǎo traduit en français ordinateur. On y voit deux syllabes en chinois et quatre en français. Dans un autre exemple 高速公路 gāosùgōnglù autoroute, quatre syllabes en chinois et trois en français.
Au premier abord, on peut apprendre oralement le vocabulaire chinois comme en français. Mais la réalité est tout autre. Le chinois est une langue monosyllabique, chaque mot se prononce avec une consonne suivie d’une voyelle. Comment expliquer ce phénomène qui est apparemment en contradiction par rapport aux exemples cités ci-dessus ?
Dans les mots composites, par exemple 电脑 daīnnǎo ordinateur, chaque mot unitaire conserve son sens originel, 电 diān électricité et 脑 nǎo cerveau, pour donner au mot composé sa signification nouvelle, ici cerveau à électricité qui correspond au mot français ordinateur. Tous les mots à multi-syllabes en chinois affichent de cette manière évidente comment ils sont composés et quel sens donner à chaque mot composé. A l’écrit, les mots se composent et se lisent comme des fragments de phrase, tandis qu’avec le pinyin, des homonymes peuvent perturber la compréhension, dans notre exemple le même son diàn peut correspondre à 电 électricité, 店 magasin, 垫 support, 殿 grande salle, etc, et le même nǎo peut signifier 脑 cerveau ou 恼 colère. C’est pour cette raison que le pinyin à l’écrit dans sa forme actuelle ne peut pas véhiculer avec précision la signification, encore moins la nuance et la subtilité dans des phrases.
Certes, il existe beaucoup de mots composites, comme l’exemple de 电脑 diànnǎo ordinateur, dont l’écriture en pinyin ne pose pas de difficulté à la compréhension parce qu’elle n’a pas d’homonymes. Mais les phrases en chinois sont structurées essentiellement par des mots monosyllabiques parmi lesquels les homonymes sont nombreux et qui gênent la compréhension à la fois sur le sens et sur la construction de la phrase, par exemple la prononciation zuò peut signifier 做 faire, 坐 s’asseoir, 座 place assise ou 作 oeuvre, et le son nán peut correspondre à 难 difficile, 男 homme ou 南 sud.
La présence des quatre intonations pour chaque combinaison entre une consonne et une voyelle diminue de façon significative le nombre des homonymes. Mais ces derniers existent toujours et en nombre. L’apprentissage des intonations est une difficulté supplémentaire parce qu’elles sonnent comme des homonymes à l’oreille inhabituée à cet exercice.
Dans le vocabulaire chinois, la signification des mots à multi-syllabes découle de celle des mots monosyllabiques qui les composent. C’est un levier puissant et une mnémotechnique efficace pour acquérir le vocabulaire. Toujours avec la compréhension du mot 电 diàn électricité, on se souviendra plus facilement de 电脑 diànnǎo cerveau à électricité pour ordinateur, 电子 diànzǐ petit élément de l’électricité pour électron, 电表 diànbiǎo compteur d’électricité, 核电 hédiàn électricité nucléaire, 水电 shuǐdiàn électricité hydraulique, 停电 tíngdiàn coupure d’électricité. On se privera de cette méthode qui peut faire tache d’huile et faciliter l’apprentissage si l’on se contente de mémoriser les mots tels qu’ils se prononcent sans s’intéresser au sens porté par chaque mot monosyllabique.
A l’ère numérique, le pinyin est une méthode parmi d’autres d’écriture du chinois en informatique. En pratique, le système informatique propose une liste de mots correspondant au pinyin saisi. Il faut choisir le mot d’écriture traditionnelle après l’avoir reconnu. Le pinyin est donc un intermédiaire d’écriture et non pas l’écriture elle-même.
En résumé, le pinyin est un résultat du long processus d’alphabétisation de la langue chinoise sans aboutissement et abandonné aujourd’hui. Il permet d’indiquer avec précision la prononciation chinoise et l’existence de nombreux homonymes l’empêche d’être une langue alternative à l’écriture traditionnelle. Autrement dit, le pinyin ne dispose pas de moyen d’écriture comme en français face à des homonymes tels que ver, vers, vert et verre, ou encore pair, paire et père.
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